Nicole Vivek 3/16
On danse pour s'amuser, pas pour gagner sa vie.
Mais
moi, je sentais le besoin accablant d'explorer toutes les façons de bouger du
monde entier. Je cabriolais dans tous les coins dès lors que mes oreilles
percevaient le plus petit son mélodieux. Pourquoi pas, disaient mes
parents, du moment que tu ramènes des bonnes notes. J'ai pris ça au pied
de la lettre, et je me suis donnée beaucoup de mal pour récolter ces fameuses
bonnes notes. Je n'avais hélas pas vraiment les mêmes facilités que mes frères
et sœur. Plus je trébuchais à l'école, et plus l'on me submergeait de cours
particuliers, de devoirs de rattrapage, de tout plein de ce temps que j'aurais
préféré passer à perfectionner ma gestuelle. Mais si j'ai fait autant d'efforts
à l'école, c'était parce que je croyais dur comme fer que tôt ou tard mes
parents m'inscriraient dans un sport étude, ou dans quelque école spécialisée
où la danse ferait intégralement partie du programme. J'ai été bête d'envisager
une seule seconde que cette idée ait pu les effleurer. J'ai du très vite me
faire une raison, et faire un choix. Soit je me consacrais exclusivement à mes
études, suant à grosses gouttes pour satisfaire mes parents et pour obtenir un
boulot confortable, soit je décidais de partir à l'aventure, d'entrer dans le
monde ingrat des artistes et de subir perpétuellement les reproches de ma
famille. A l'époque du lycée, je me torturais l'esprit, consumée par ce dilemme
que je croyais crucial et délicat. Et finalement, c’est sans larme et sans
rancune que je me suis rangée bien sagement sur le banc de la gentille fille à
ses parents. Je me suis alors forcée à croire que j’avais pris la bonne
décision, et j’ai fini par le croire vraiment. Je n’ai jamais pu accuser mes
parents de quoi que ce soit. Aujourd'hui, j'ai vingt-cinq ans, je suis un
notaire très respecté, très bien rémunéré. Je suis célibataire certes, mais je
ne compte pas le rester. J'arrive quelque fois à trouver du plaisir dans mon
travail. Mais sincèrement, j'ai beau essayé de me convaincre, la seule chose
qui me rende encore heureuse aujourd'hui, c'est quand je me retrouve seule chez
moi, que je mets la musique, et que j’entre littéralement en transe. A bas le
tailleur ! Un vieux t-shirt suffit ! Si seulement tout pouvait se résumer à ça
! On ferme les yeux et on se laisse aller...
Peut-être
n’ai-je aucun talent. J'ai abandonné les cours de danse trop tôt pour savoir ce
que je valais. Ce que je sais, je l'ai appris toute seule, et il n'y a que mon
fidèle miroir qui puisse me dire si c'est bien ou pas. Mes parents ne m'ont
jamais interdit les cours de danse, ils m'ont seulement imposé un soutien scolaire
particulièrement intensif. Et les deux se combinant difficilement, il a fallu
sacrifier quelque chose. Toujours est-il que maintenant, je suis une danseuse
frustrée, une fille qui est obligée d'exprimer sa passion dans son salon et
certainement maladroitement. Mais peut-être que je gâche mon génie...
En
tout cas, au jour d'aujourd'hui, alors que je m'étire, j'apprécie les regards
que l'on porte sur moi. Je ne cherche pas à savoir ce qu'ils signifient.
Peut-être ai-je l'instinct de la grande danseuse toujours sous les projecteurs,
toujours offerte au regard du public. Mais mes rêves restent dehors lorsque je
rentre dans ma voiture et que je ferme la portière. Quand je sors du parking,
le ciel déverse instantanément une pluie torrentielle. Ma vie est comme ça,
providentielle, et sans surprise.
La
semaine s'est déployée avec calme et volupté... Et même si je n'arrive pas à
adorer mon boulot, je le fais avec autant de professionnalisme que possible,
mais sans débauche d'énergie. Tous les matins, je traîne les pieds, j'ouvre mon
bureau avec le sentiment amer de perdre mon temps. Je fais ce qu’il y a à
faire, j’essaie d’être la meilleure, et j’y arrive sans trop de difficulté. Le
minimum m’octroie la préférence du patron, préférence purement professionnelle.
Les autres me respectent parce que je fais du bon boulot, et parce qu’ils
croient que je m’épanouie dans ces méandres de paperasses. Je ne peux pas dire
que je déteste mon boulot, mais de là à dire que je l'adore ! Par moment, je
ressens un tel ennui ! Je sais bien qu'il y a des tas de gens qui ont un job
par simple souci financier, pour payer les factures et les courses. Je sais
bien que je ne suis pas la seule au monde à ne trouver aucun plaisir dans son
boulot. Je sais bien qu'il y en a qui envient mon salaire. Je n'ai pas le droit
de me plaindre. Mais si seulement ils savaient que j'échangerais volontiers
tout ça contre la liberté de danser !
Tout
ça étant, je ne suis pas là pour ressasser ma semaine. C'est justement pour
évacuer toutes les tensions du cabinet que je viens courir ici. Si je m'éloigne
de chez moi, c'est un peu pour m'éloigner de mon quotidien, alors finies les
pensées noires !
Il a
plu toute la nuit. Je respire cette odeur particulière de terre mouillée qui me
rappelle les promenades familiales au bois de Vincennes. Il fait frais. Ça
fait à peine cinq minutes que je suis partie et je sens déjà mes joues en feu.
Il y a des jours comme ça où on ne se sent pas très courageuse. J'ai eu du mal
à me sortir du lit ce matin. J'ai même failli me convaincre que faire une
exception ne me serait pas fatal. Mais j'ai fini par faire taire cette petite
voix mielleuse, et c'est avec poigne que j'ai enfilé ma tenue. Manquer mon
rituel ! Que je sois maudite si je deviens paresseuse ! Alors me voilà, fraîche
et dispos, frissonnante sous une température pas très généreuse. J'aperçois le
pont d'Irwyn, je n'ai même pas fait la moitié...