Nicole Vivek 2/16
On se croise, on se sourit, et puis chacune repart
dans l'autre sens.
Quand
je reviens à ma voiture, je suis affreusement essoufflée, mais satisfaite d'être
arrivée à temps. L'orage commence à gronder, et d'ici quelques minutes, sa
copine la pluie va rappliquer. En attendant d'être obligée de me réfugier dans
mon habitacle, j'ouvre la fenêtre de la voiture et allume la radio. J'ai besoin
de musique pour faire mes étirements. Déjà que je m'empêche volontairement de
ne pas encombrer mes oreilles d'écouteurs MP3 pendant que je cours, mon esprit
ne pourrait pas supporter plus longtemps ce vide orchestral. J'ai l'habitude
d'avoir perpétuellement des tas de sons dans ma tête, je ne pourrais pas vivre
sans. Même au cabinet, quand le patron n'est pas sur mon dos, je sors
discrètement la petite radio cachée dans mon tiroir et, volume minimum, je
tourne le bouton. Mes pieds peuvent à loisir marquer le tempo sous le bureau, à
l'abri de ceux qui trouveraient ça indécent. Mais aujourd'hui, c'est sans gêne
que je monte le son sur le parking, les autres joggers appréciant
indéniablement cette note de bonne humeur après les souffrances de la course.
Je m'étire soigneusement, défiant le regard de ces messieurs qui me matent sans
pudeur. Je ne provoque pas, mais ça ne me déplait pas de me trémousser avec une
fausse réserve et de savoir que je suis l'objet de quelques désirs. Je suis de
ces femmes sur le front desquelles tous les hommes croient lire Inaccessible.
Je sens leur regard en appétit, mais jamais, jamais ils ne dépasseront cette
limite imaginaire pour venir me draguer. Je dois leur faire peur...
Forcément,
quand on est notaire de profession, jeune et déjà revêche, ça doit être un peu
rebutant. Je suis quelqu'un d'opprimé, prisonnière d'une ambition qui n'était
pas la sienne. Moi, je voulais faire de ma vie une scène de danse. Depuis que
j'ai l'âge de marcher, je voulais être danseuse. Mais je ne suis pas venue au monde
dans la bonne famille. Mes parents n'étaient pas de ceux qui encourageaient
leurs enfants dans des voies artistiques. Ils me répètent encore aujourd’hui Danse
tant que tu veux, prend des cours si ça te chante, mais ne viens pas, pour
l'amour du ciel, parler de devenir danseuse ! Et pourtant, mes parents
n'ont jamais aspiré à gouverner leur famille avec autorité et étroitesse
d'esprit. Ils sont plutôt du genre libéral. Mais même les libéraux s'imposent
des règles. Leurs enfants, par exemple, doivent, en plus d'être disciplinés et
en bonne santé, poursuivre un cursus scolaire prestigieux, avec mention au bac,
et hautes écoles. Ils sont destinés dès leur conception à l'intérêt de la
communauté. Ils se dirigent tout naturellement vers des professions telles que
la médecine, le droit, l'enseignement. Mon grand frère est professeur agrégé
d'économie, ma sœur est officier dans la Marine Française et mon petit frère
est en dernière année de prépa. Les parents ont toujours eu de quoi être fiers
! Il y avait suffisamment de prestige dans la famille pour laisser tranquille
la petite Nicole, écœurée très tôt par l'école, et dont l'unique raison de
vivre était de faire valser son corps au son de n'importe quelle musique. Mais
non, Calann et Flore Vivek n'entendaient pas abandonner leur petite fille à des
joies sans avenir. J'avais du talent, certes. Ma famille aimait venir voir mon
spectacle de fin d'année. Mais il est normal que les enfants excellent
également dans leurs activités extrascolaires. Je dansais seulement aussi bien
qu'Irvinn, le grand frère modèle, jouait au tennis. Et même lorsque l'école de
danse a donné mon nom au célèbre chorégraphe Sophiane Nesredine pour figurer
dans son spectacle, alors que j'avais sept ans, mes parents n'y ont vu qu'une
anecdote agréable à raconter à leurs amis. D'ailleurs, s'ils avaient su qu'il
s'agissait plus pour moi d'un début de vocation, probablement qu'ils m'auraient
retiré de la troupe. On danse pour s'amuser, pas pour gagner sa vie.